Extrait du livre "La belle idée au bois dormant"
de Philippe MARTIN-GRANEL
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Voilà un chapitre qu’il me faut bien aborder (alors qu’au début il me semblait totalement hors sujet), tant je me suis aperçu au cours de cette étude que sont puissants et constants les liens qui unissent notre famille avec cette vieille Ecole bâtie au pied de la Montagne Noire, aux confins de l’Aude, du Tarn et de la Haute Garonne en bordure de ce que l’on appelle encore parfois le Pays de Cocagne 3. Mais la famille est loin d’être une raison suffisante, et je ne l’aurais pas entrepris si celui qui se penche sur ses origines, ne s’était aperçu que c’est toute notre province qui a contracté une alliance et une dette envers un système pédagogique unique que la grandeur du décor a permis de magnifier.
Pour un ancien élève, Sorèze est d’abord une petite musique discrète qui nous accompagnait presque partout, celle des eaux captées au fond du parc dans un beau ruisseau venant de ces petites vallées de la Montagne Noire, où l’âme de cette terre austère s’exhale chaque soir en odeurs de bruyère et de sous-bois ombreux. Sitôt passées les murailles de l’école, elles suivaient les magnifiques allées 4 pour arriver au grand bassin de natation ou à l’étang où se cachaient dans les herbes d’énormes carpes à la peau semblable à l’écorce de vieux platane. Modeste et délicat leur chant servait de contrepoint, de bruit de fond, aux méditations des vieux pères qui seuls ou deux par deux, le front pensif, arpentaient les belles avenues du grand jardin clos de hauts murs près du petit et émouvant cimetière où la plupart d’entre eux iraient bientôt reposer. Elles dévalaient ensuite en cascades bruyantes sous l’Ecole elle-même et s’épandaient, vivantes et gaies, le long des rues du village dispersant leur fraîcheur et leur bruissement pour revenir dans la plaine rejoindre le Sor, la rivière chargée d’or venant de la vallée voisine.
Tout cela a disparu. Ces eaux vives qui s’échappaient de la colline de Berniquaut ne traversent plus, désormais, les rues de Sorèze. Où sont-elles allées, elles qui jaillissaient ardentes comme les paroles du Père LACORDAIRE pour enchanter nos cœurs d’adolescents ? Captées peut-être malgré elles, pour arroser quelque green de golf inutile et glacé ? Seul le petit village voisin de Durfort à l’issue de la vallée du Sor conserve encore ces eaux charmantes, courant au pied des vieilles maisons dont les galandages ouvragés surplombent de leurs encorbellements les petites rues semblables aux venelles de Stratford-upon-Avon. Cette petite vallée étroite, nous la connaissions sous le nom du Bout du Monde et jamais lieu-dit n’a mieux mérité un tel nom puisqu’elle se terminait au lieu-dit Malamort, près de la tour de Roquefort. A mesure que nous avancions dans les flancs de la montagne cinq ou six martinets moyenâgeux, en activité à cette époque, ébranlaient de leur bruit sinistre, vingt quatre heures sur vingt quatre, les parois rocheuses : Dang ! Dang !Dang ! avec le même rythme lent d’un glas funèbre, prémonitoire sans doute de la mort programmée d’une petite industrie du cuivre qui n’allait pas tarder à disparaître(cf.supra Livre III chapitre 1 note N°5 page 241). Il me semblait alors, quand nous revenions vers Soréze, que mon cœur battait au même tempo lugubre. En y repensant aujourd’hui je ne peux qu’y associer l’expression que le Père LACORDAIRE employait pour décrire la Chênaie de Monsieur de LAMMENAIS à son ami MONTALEMBERT : je ne crois pas qu’en aucun lieu du monde la providence ait créé une nature plus semblable à un cœur triste 5.
L’Ecole elle-même dont quelques siècles d’existence, de révolutions et de guerres n’avaient pas réussi à éteindre la flamme est morte ; ou du moins elle sommeille, servant de cadre et de refuge à des touristes étonnés, comme la Belle au Bois Dormant attendant le futur Prince Charmant qui viendra la réveiller. Elle n’est plus qu’une image qui doit trouver tout simplement sa place dans le petit Théâtre d’Ombres languedociennes au même titre que nos parents qui, protégés par ces vieux murs, ont trouvé là pendant deux siècles et demi, un enseignement de grande qualité.
L’Enseignement et l’esprit sorézien avant LACORDAIRE.
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Quel pouvait bien être l’impression d’un élève lorsqu’il arrivait à l’Ecole pour la première fois ?. Voyons d’abord le témoignage intéressant de Jean MAFFRE de BAUGÉ qui arrive avec son frère Jacques en 1799. Je lui laisse la parole, tant il est vrai qu’il s’en sert à merveille 6.
« Il fut décidé que maman nous accompagnerait tous les deux au collège de Sorèze. Là, je trouvai une grande différence dans le mode d’enseignement. Les divers cours d’étude en tout genre étaient professés par d’habiles maîtres. Chaque classe était composée d’élèves assez instruits pour professer des leçons que leur donnait le professeur. On se piquait d’émulation 7. Il y avait des examens annuels pour chaque classe et, à la fin de l’année, chacun était obligé de répondre aux diverses questions qui lui étaient faites en présence d’une assemblée considérable d’étrangers, presque tous parents des élèves. Ces exercices avaient lieu sur le théâtre qui était assez grand, bien décoré et sur lequel on jouait des tragédies, des comédies, des drames et des opéras. Il y avait aussi des ballets fort bien montés en bons danseurs de sorte que dans ce collège on ne se contentait pas de donner une éducation soignée, sous le rapport des sciences, des belles lettres et des arts libéraux, mais encore tous les arts d’agréments y étaient enseignés avec distinction. Ce collège était, avec juste raison, reconnu comme un des premiers de France. Le directeur Monsieur FERLUS, en surveillait l’administration et les études avec un souci tout particulier ; aussi a-t-il été regretté de tous ceux qui l’ont connu. Nous ne tardâmes pas, mon frère et moi, à faire des progrès sensibles et à acquérir des connaissances que nous n’aurions jamais eues si nous étions restés dans les pensions où nous avions été précédemment. […….] Je fis là mes cours de littérature, de mathématiques, etc. . J’appris aussi la langue italienne et la langue espagnole. Cette dernière m’a été très utile ainsi qu’on le verra plus tard. Je devins fort sur tous les exercices du corps, pour les armes, la danse, l’équitation, la natation, la musique surtout que j’ai aimée passionnément toute ma vie et qui m’a procuré beaucoup d’agrément et des relations que je n’aurais jamais eues sans cela. Je jouais quelques fois sur le théâtre de Sorèze et j’étais toujours dans les ballets qu’on y donnait ».
Les premiers éléments de notre famille sont arrivés à Sorèze quelques années avant Jean MAFFRE., en 1796 : soit 3 VIDAL de Félines-Minervois 8 et deux (ou trois) LUCET de Conques-sur-Orbiel. A cette époque l’Ecole est dirigée depuis 1791 par François FERLUS, ex-bénédictin mauriste qui, professeur de rhétorique et d’Histoire Naturelle avant la Révolution, a décidé de signer le serment constitutionnel pour sauver l’Ecole et une certaine idée de l’enseignement. Il faut noter que plus de la moitié des moines mauristes refusèrent d’approuver le texte imposé par le gouvernement. Pourtant comme je l’ai fait remarquer dans un chapitre précèdent les moines sous influence jansénistes étaient plutôt dans la mouvance favorable à l’approbation. Dans la grande crise de la fin du XVII ème siècle la Congrégation de St Maur se rangea du côté de Port-Royal ; une certaine épuration avait eu lieu et il est probable que Sorèze fut un lieu d’exil pour les plus récalcitrants. A force d’astuces, de travail, d’argent personnel et de soutiens importants dans les plus hautes sphères de la Convention9 Dom FERLUS réussit l’exploit non seulement d’éviter une destruction programmée qui aurait dû être encore plus implacable que celle effectuée en l’an 864 par les barbares normands, mais encore de remettre à flot et même de rendre plus efficace un système de pédagogie unique en Europe. A l’époque où arrivent nos aïeux il y a environ 450 élèves 10 à Sorèze et 60 professeurs de haut niveau.
C’est justement au moment ( 1796) où nos premiers parents entrent dans ce collège que François FERLUS trouve une aide considérable par l’arrivée de son frère Raymond-Dominique, ex-Doctrinaire, qui va se charger des études et de la discipline avec beaucoup de dévouement et d’efficacité. Quand François mourra en 1812, c’est lui qui prendra la direction d’une Ecole qui lui appartient comme un bien personnel et fera fructifier en bon père de famille, ce qui le rendra fort riche.
Tel qu’il avait été voulu par les Bénédictins, Dom FOUGERAS et Dom DESPAULX, l’enseignement dispensé à Sorèze était non pas celui d’un lycée de plein exercice comme on parle actuellement mais une sorte d’académie encyclopédique ou presque une université où s’enseignaient avec éclat les humanités, les arts libéraux, tout ce qui est aujourd’hui du ressort des facultés de lettres et des facultés des sciences 11.
Les méthodes d’études initiées à Sorèze depuis la moitié du XVIII ème siècle alliant la formation de l’esprit aux exercices physiques ne firent pas que des heureux. La Sorbonne attaqua ouvertement cet état de choses dans un écrit volumineux sous forme de lettre écrite par un professeur émérite de l’Université de Paris au sujet des exercices publics de l’Ecole Royale Militaire de Soréze, en accusant cette Ecole d’être une émanation directe des encyclopédistes d’ALEMBERT et CONDILLAC. Une réponse parut qui emporta les suffrages du public et cette attaque ne servit en définitive qu’à donner plus de lustre à ce nouvel enseignement que voulurent connaître Monsieur, frère du Roi LOUIS XVI puis l’empereur d’Autriche venu visiter l’abbaye incognito. Jusqu’à 1830 environ le terme actuel de classe ne correspond pas à notre idée actuelle. Il s’agissait surtout de filières choisies par ceux qui s’y engageaient librement.
Ces frères FERLUS continueront le système d’enseignement mis en place avant la Révolution par les anciens moines bénédictins de Saint Maur. Continuant sur des directives bien précises, François FERLUS poursuivit leur œuvre en lui donnant une impulsion nouvelle. Mais là encore je me dois de laisser la parole à un ancien élève, Jean Antoine CLOS dont le grand-père avait été au collège à cette époque d’Ancien Régime.
« Dom Victor de FOUGERAS n’était pas venu à Sorèze avec des idées communément reçues sur l’éducation. Une longue habitude de l’enseignement lui avait fait connaître la jeunesse. Plein d’une vaste et solide érudition, il avait toujours admiré les belles institutions de l’antiquité, où l’on savait former les hommes en développant à la fois les facultés du corps et celles de l’esprit.[….]Il considérait combien la jeunesse aime l’activité, le mouvement, la diversité, combien on la contrarie en l’appesantissant trop longtemps sur des études sérieuses, combien cette marche uniforme enchaîne le développement du génie.[..]Il conçut alors cette heureuse combinaison d’exercices qui fournit le moyen d’occuper les élèves, sans relâche comme sans fatigue, depuis avant le jour jusqu’à la nuit, en fesant (sic) d’un travail le délassement d’un autre travail, et d’une application vraiment utile un objet de plaisir. […] Il est des esprits incapables de profiter dans certaines études, quelques procédé que l’on emploie pour leur en aplanir les difficultés. Que deviendront ces individus s’ils se trouvent dans un pensionnat où l’on ne s’occupe presque exclusivement que d’une langue morte, et s’ils ont pour cette langue une répugnance invincible ?[…] Ouvrez-leur, disait cet illustre bénédictin, ouvrez-leur la carrière des sciences exactes, celle des sciences naturelles, des arts libéraux ou tout autre 12 ». Bien des ministres actuels de notre éducation Nationale feraient bien de relire et d’appliquer ces méthodes aussi intelligentes que simples. Ce que l’on proposait aux élèves c’était dans le fond non pas un menu obligatoire, mais des études à la carte. D’où un système, non pas de classes mais d’options facultatives plus ou moins chargées en matières suivant le désir ou les moyens inhérents à chacun. Certains professeurs y développèrent même les bases d’un enseignement mutuel où les plus âgés aidaient les plus petits ou les plus faibles, entraînant cette émulation constante qui avait tant frappé le jeune MAFFRE de BAUGE à son arrivée au collège.
Ce modèle d’enseignement demeura en application sous le Directoire, l’Empire et les deux Restaurations, sans grand changement. C’est donc celui que va découvrir notre bisaïeul Jean-Auguste Frédéric GRANEL lorsqu’il va arriver à son tour à Sorèze en octobre 1817. [...]
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